Dans une lettre ouverte au président français Emmanuel Macron, le musicien belgo-nigérien demande à la France de reconsidérer sa décision de classer le Niger en « zone rouge », un marqueur qui contribue à l’expansion du terrorisme.
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Monsieur le président, je souhaite tout d’abord adresser mes sincères condoléances aux familles des victimes françaises et nigériennes de l’attaque qui s’est produite à Kouré dimanche 9 août 2020. Cette tragédie nous a bouleversé.
Monsieur le président, depuis 2012 la population des pays du Sahel souffre de l’insécurité. Des milliers de victimes innocentes sont mortes ou ont été déplacées au Mali, au Niger ou au Burkina Faso. Depuis des années, cette population est isolée et livrée à elle-même. Cet isolement gonfle les rangs des terroristes, qui profitent d’une jeunesse désorientée, désespérée et sans espoir d’un avenir meilleur. Pour gagner cette guerre, il faut tout d’abord gagner la confiance de la population, la protéger et mettre en place une stratégie socio-économique et éducative.
Monsieur le président, je viens d’Agadez, une ville « porte du désert » classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Agadez était une zone touristique qui faisait partie des régions les plus visitées avec le massif de l’Aïr, les dunes d’Arakao et de Temet, les gravures rupestres de Dabous, les ruines de Djado, les fossiles de dinosaures et la mer de sable située près des belles oasis de Timia. Mais le tourisme, qui faisait jadis vivre cette région, a été enterré lorsque le Quai d’Orsay a décidé, en 2010, de classer les deux tiers de la région en « zone rouge » après le kidnapping de Français à Arlit, permettant l’implantation de tout genre de trafic et de criminels.
Le Niger ne mérite pas l’isolement
Monsieur le président, cette région ne mérite pas l’isolement, tout comme le reste du pays ne mérite pas d’être catégorisé en zone rouge. La France a aussi connu, malheureusement, une vague d’attentats meurtriers ces dernières années : le 7 janvier 2015, l’attentat contre Charlie Hebdo faisait 12 victimes ; le 13 novembre 2015, l’attentat du Bataclan tuait 130 personnes ; le 14 juillet 2016, l’attentat de la Promenade des Anglais à Nice faisait 86 victimes, pour ne citer que ces trois terribles attaques. La Côte d’Ivoire a elle aussi connu, le 13 mars 2016, un attentat à Grand-Bassam ayant fait 19 morts. Par la même logique, la zone rouge aurait aussi pu s’y appliquer.
Le Niger, pays de 1 267 000 km2, est aujourd’hui placé en zone rouge par Paris après la mort de huit Français entre 2012 et 2020 : les six humanitaires de l’ONG Acted tués le 9 août à Kouré, et les deux victimes (Antoine de Léocour et Vincent Delory) enlevées en 2012 à Niamey et morts après une tentative de libération ratée, dont les circonstances restent obscures.
Monsieur le président, selon les Nations unies, le nombre des victimes des violences terroristes au Burkina Faso, au Mali et au Niger a été multiplié par cinq entre 2016 et 2019. Au cours de la seule année 2019, on a dénombré 4 000 morts dans ces trois pays.
Le Niger a subi les pires attaques de son histoire tout récemment : 71 soldats tués le 10 décembre 2019 à Inates et 89 soldats assassinés le 9 janvier 2020 à Chinégodar. À cela, nous pouvons ajouter des centaines de civils tués sans pitié dans leurs propres villages et des milliers de déplacés forcés, suite à l’insécurité grandissante de la zone. Celles-ci sont oubliées par la communauté internationale. Toute victime devrait être considérée de la même manière, sans tenir compte de sa nationalité ou de sa classe sociale.
Une décision qui cède du terrain à l’ennemi
Cette décision de placer le Niger entier en zone rouge aura des conséquences lourdes. Un développement ralenti et un isolement accru n’aura comme résultat que l’augmentation du nombre de personnes déplacées qui tentent d’échapper à l’horreur, et une augmentation du désespoir de ceux qui sont obligés de rester malgré l’insécurité, les aléas climatiques, la misère et la famine. N’oublions pas que le Niger est classé comme le pays avec le plus faible Indice de développement humain au monde selon le rapport de 2019 du Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud).
Surtout, cette décision cède du terrain à l’ennemi. D’autant plus quand la seule solution apportée pour « renforcer la sécurité » se limite à l’envoi de militaires et d’armes dans la zone, ce qui jusqu’à présent n’a pas pu éviter l’aggravation de l’insécurité dans la sous-région. Pour gagner cette guerre, l’implication de la population locale est primordiale. La violence ne pourra jamais être vaincue par la violence, mais par le développement économique et social de la population.
Il est important de mettre en place des initiatives locales de développement en plus de renforcer la sécurité de tous les citoyens. Pour tout cela, je vous prie, Monsieur le président, de reconsidérer votre position et d’adopter des mesures plus efficaces pour lutter contre la barbarie que d’isoler tout un pays.
Niamey et Paris entretiennent des relations très étroites : une entraide, des intérêts et un commerce commun, notamment concernant l’uranium. Nous reconnaissons l’engagement de la France au côté du Niger, voilà pourquoi notre déception est grande aujourd’hui.
En espérant la reconsidération de votre décision, veuillez agréer, Monsieur le président de la République française, l’expression de ma très haute considération.
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Par Aboubacar Anana Harouna
Artiste Belgo-Nigérien, lauréat des Octaves de la musique en 2017 et 2020, leader du groupe Kel Assouf
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