Le coup d’État du 26 juillet 2023 au Niger, un des grands exportateurs d’uranium aux côtés de la Namibie, a des répercussions bien au-delà de l’Afrique de l’Ouest. En attendant les futurs développements d’une situation mouvante, encore instable, et dans laquelle la Russie joue un rôle clé, le monde du nucléaire civil européen retient son souffle. Tout en affichant une sérénité peut-être forcée.
Par Raphaël Rossignol
Mené au nom de la lutte contre la corruption, la mauvaise gestion des finances publiques et les échecs de la lutte anti-djihadiste, le coup d’État au Niger confirme surtout un motif caractérisé par l’émergence de régimes pro-russes dans des pays autrefois fortement intégrés à la sphère francophone. Dans le contexte de la guerre en Ukraine et de l’extension du champ d’opérations de la milice Wagner en Afrique francophone, ce nouveau coup de force est-il l’expression d’une stratégie russe de contre-encerclement qui toucherait au cœur du dispositif sécuritaire régional français et américain ?
Politique d’Influence Russe
Pays-clé de la région, partenaire des États-Unis et de l’Union européenne dans la lutte anti-terroriste au Sahel, le Niger est une cible stratégique de choix pour la politique d’influence russe. Il héberge le secrétariat permanent du G5 Sahel et accueille une base américaine, ainsi que les troupes françaises redéployées depuis la fin de l’opération Barkhane. De plus, en ciblant l’un des principaux fournisseurs d’uranium de la France*, la Russie met en évidence la dépendance énergétique européenne quasi généralisée (nucléaire, pétrolière et gazière) à l’égard d’un voisin qui menace la sécurité européenne, mais demeure de ce fait intouchable et incontournable. Le renversement du président Bazoum et l’orientation résolument pro-russe de la junte au pouvoir signent donc un revers stratégique remarquable pour la France, l’Union européenne, et potentiellement les États-Unis – qui essaient de tirer les marrons du feu en prenant langue avec les militaires putschistes, se distanciant de la France, de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), et de la lutte pour le rétablissement de l’ordre constitutionnel. Ainsi, c’est non seulement le cœur du dispositif sécuritaire occidental qui est atteint, mais également la solidarité euro-américaine face à la Russie. Au milieu de ce tumulte politico-m ilitaire, le secteur des affaires ne semble paradoxalement pas encore affecté. Orano [ex-Areva, multinationale détenue par l’État français, née du regroupement en 2001 de trois entreprises du vaste programme nucléaire civil français et restée pendant deux décennies leader mondial, NDLR] annonce la poursuite de ses opérations, de même que l’ensemble des opérateurs du secteur de l’uranium, toutes nationalités confondues. Toutefois, si les apparences sont sauves, la réalité est plus complexe. Tous les acteurs ne sont pas affectés de la même manière, et la France est celle qui a le plus à perdre dans la nouvelle configuration. Depuis la perte de son monopole historique sous la présidence Tandja en 2007, Orano opère au Niger aux côtés d’un certain nombre d’acteurs étrangers, parmi lesquels Enusa (Espagne), China National Nuclear Corporation, Sino-U, ZXJOY Invest (filiale du groupe chinois de téléphonie ZTE), Trendfield Holdings Ltd (toutes chinoises), les Sud-Coréennes Korea Resources Corp (KORES) et Korea Electric Power Co (KEPCO), GoviEx, Cameco et Global Atomic (toutes trois canadiennes), Toshiba (Japon), Rio Tinto et Artemis Resources (Australie), et Ivanhoe Industries (États-Unis).
« Une dégradation de la situation sécuritaire, soit par la résurgence des groupes insurrectionnels, soit par l’arrivée de la milice Wagner, présenterait un risque certain pour l’acheminement des exportations d’uranium nigérien en France »
Continuité Des Activités ?
En dépit des affirmations optimistes selon lesquelles la France disposerait de deux années de réserves de combustible, et pourrait même en compter dix en incluant l’uranium provenant du démantèlement d’armes nucléaires et de combustible recyclé, la pérennité des opérations d’Orano n’est pas encore assurée, dans un contexte où il lui faudra résister au sentiment anti-français de la junte au pouvoir. Si le Niger ne compte désormais que pour environ 15 % de l’approvisionnement français, il est la source de 25 % de l’uranium de l’Union européenne. Par ailleurs, bien qu’Orano ait diversifié ses sources d’approvisionnement au point d’importer 2 492,64 tonnes d’uranium du Kazakhstan et 2 172,72 tonnes d’Ouzbékistan entre avril 2022 et avril 2023, contre 2 162,21 tonnes du Niger, ces sources alternatives d’approvisionnement pourraient n’assurer qu’une indépendance illusoire à l’égard de la Russie. C’est du moins ce que soulignait un rapport de Greenpeace paru en 2023. Intitulé « La Russie, plaque tournante de l’uranium », il démontrait que le combustible importé de ces deux pays passe essentiellement par le port de Saint-Pétersbourg. Toutefois, une analyse des chiffres montre que la France a importé, en 2022, 21 000 tonnes d’uranium pour une consommation de 7 000 tonnes, le reste se répartissant entre réserves stratégiques et combustible réservé aux clients d’Orano. En outre, l’uranium étant facilement transportable, si la route russe venait à être bloquée, il pourrait être transporté par avion-cargo. Mais si la France n’est pas sensiblement impactée, la perte d’une partie de ses importations affecterait néanmoins sa capacité à servir ses clients, dont certains, et notamment les États-Unis, sont déjà très dépendants de la Russie.
« Si le Niger ne compte désormais que pour environ 15 % de l’approvisionnement français, il est la source de 25 % de l’uranium de l’Union européenne »
Sécuriser Les voies d’Exportation
Cette situation semble paralyser la réponse de l’Hexagone aux coups d’État qui bouleversent l’Afrique de l’Ouest, et explique le manque de fermeté française vis-à-vis des actions de Poutine en Afrique et autour de l’Ukraine. Considérant que la Russie produit aujourd’hui 5 % de l’uranium mondial, soit autant que le Niger, peut-être nourrit-elle l’espoir qu’une plus forte emprise dans ce pays pourrait significativement augmenter son poids sur le marché mondial de l’uranium. Si les Chinois ne semblent pas menacés par la situation présente, les Occidentaux ne sont pas tous assurés de bénéficier de la même bienveillance, si jamais la junte décidait de se mettre résolument sous protection russe. Dans l’immédiat, l’enjeu pour Orano est la sécurisation des voies d’exportation, puisque l’uranium exploité au Niger est transporté par camion sur 1 600 km jusqu’à la ville béninoise de Parakou, puis ferrouté sur 400 km jusqu’au port de Cotonou. Une dégradation de la situation sécuritaire, soit par la résurgence des groupes insurrectionnels, soit par l’arrivée de la milice Wagner, présenterait un risque certain pour l’acheminement des exportations d’uranium nigérien en France. La question de l’uranium nigérien éclaire la scène géopolitique actuelle en soulignant les contours d’un front russo-occidental qui déborde largement l’Ukraine. L’enjeu pour la Russie est de briser l’encerclement stratégique des « révolutions de couleur » au sein de l’espace ex-soviétique, par un contre-encerclement lui permettant de contrôler l’approvisionnement énergétique européen et les voies commerciales maritimes de la mer Noire au Canal de Suez.
Contre-Encerclement Stratégique
Tandis que l’annexion de la Crimée servait à maintenir la base navale russe de Sébastopol, le soutien à Bachar el-Assad assurait la pérennité de celle de Tartous en Méditerranée. Enfin, le soutien au chef de guerre « Hemetti » au Soudan
lui permettra peut-être d’en construire une dans la mer Rouge, complétant ainsi son dispositif. Au final, l’extension des soulèvements militaires soutenus par la Russie en Afrique de l’Ouest et dans la bande du Sahel complète un dispositif
de contre-encerclement stratégique, ouvrant un front potentiellement très déstabilisateur pour les intérêts militaires, énergétiques et politiques français, européens et atlantistes en Afrique.
« L’extension des soulèvements militaires soutenus par la Russie en Afrique de l’Ouest et dans la bande du Sahel complète un dispositif de contre-encerclement stratégique, ouvrant un front potentiellement fortement déstabilisateur pour les intérêts militaires, énergétiques et politiques français, européens et atlantistes en Afrique ».
La Filière Du Thorium
En ce qui concerne l’approvisionnement nucléaire mondial, si cette menace venait à se confirmer, une voie d’avenir, mais au potentiel encore non prouvé, serait la filière du thorium, trois fois plus abondant que l’uranium, et présent partout dans le monde. Hors du contrôle russe, cette source d’énergie attend néanmoins de faire ses preuves. Si le réacteur à thorium en cours de construction en Chine tient ses promesses, alors les cartes du monde du nucléaire seraient largement rebattues, et les circuits d’approvisionnement mondiaux profondément redessinés, empêchant une puissance comme la Russie de détenir un quasi-monopole sur l’approvisionnement européen.
* Selon le comité technique Euratom, le Niger était le troisième fournisseur d’uranium de la France entre 2005 et 2020, contribuant pour 19 % de ses approvisionnements, derrière le Kazakhstan et l’Australie et devant l’Ouzbékistan.
Source : Forbes Afrique.
(Lire l’article original ici)
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